Les chercheuses pragmatistes ont été mises à l’honneur à Barcelone à la fin du mois dernier, lors de la toute première conférence pragmatiste exclusivement organisée et portée par des femmes et personnes non-binaires.
La conférence, organisée par Núria Sara Miras Boronat à l’Université de Barcelone les 28, 29 et 30 janvier 2020, est l’aboutissement d’une idée qui a germé lors du petit-déjeuner des femmes (Women in Pragmatism Breakfast Meeting) qui s’est tenu pendant la Troisième Conférence Européenne du Pragmatisme à Helsinki en juin 2018. Des solutions étaient alors proposées pour remédier aux problèmes de parité, représentation et bonne conduite encore présents dans le milieu académique de la philosophie, le pragmatisme ne faisant malheureusement pas exception à la règle.
Au-delà de l’objectif académique, l’idée maîtresse de cette conférence était donc politique : promouvoir la visibilité et l’entraide des femmes et personnes non-binaires au sein du courant pragmatiste. Le comité d’organisation de la conférence, le comité scientifique qui a examiné toutes les propositions et les panels des intervenantes étaient exclusivement composés de femmes et personnes non-binaires. La participation était ouverte à toutes et tous. Une séance de « mentoring » s’est même tenue lors du deuxième jour de la conférence, pendant laquelle les chercheuses plus ou moins avancées dans leur carrière ont partagé leur expérience et se sont organisées afin de créer un réseau d’entraide entre « mentors » et de « mentees ».
On ne pouvait rêver mieux comme lieu pour la tenue de cet évènement, puisque la conférence s’est déroulée dans la toute nouvelle salle Jane Addams, inaugurée le matin même de la première journée.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le féminisme était une thématique bien présente lors de ces trois journées, qui se sont ouvertes avec la présentation de Charlene Haddock Siegfried, l’une des féministes pragmatistes les plus importantes de notre époque, auteure de Pragmatism and Feminism: Reweaving the Social Fabric (Chicago: University of Chicago Press, 1996). Elle a fait le récit de la réception difficile de cet ouvrage, à une époque où les liens entre pragmatisme et féminisme, qui semblent aujourd’hui avoir une affinité toute naturelle, étaient encore loin d’être évidents. Les féministes pragmatistes (ou pragmatistes féministes, c’est comme on veut) de la première heure ont aussi été mises sur le devant de la scène : Jane Addams bien sûr, dont le nom et la pensée ont été évoqués de nombreuses fois au cours de ces trois journées, mais aussi Anna Julia Cooper, éloquemment présentée par Judith Green, ou encore Charlotte Perkins Gilman (présentation d’Agnieszka Hensoldt).
Mais il ne s’agissait pas seulement de creuser les liens historiques et contemporains entre pragmatisme et féminisme, ni de simplement honorer les autres femmes pragmatistes : ce sont bien les travaux actuels des chercheuses pragmatistes présentes lors de ces trois journées que cette conférence avait pour but de célébrer. La diversité des thématiques abordées reflète cette volonté : philosophie de l’éducation, psychologie, langage et communication, épistémologie, philosophie des sciences, métaphysique, logique, éthique, esthétique, architecture… Les hommes pragmatistes n’ont pas été boudés non plus : James, Dewey, Rorty, Brandom, Price (et dans une moindre mesure, Peirce) ont souvent été au centre des discussions. Bien sûr, ces journées ont été l’occasion de remettre à l’honneur quelques femmes parfois oubliées qui n’ont pas seulement influencé la pensée de ces hommes, mais proposé des contributions tout à fait originales : outre Jane Addams, dont la philosophie politique et son influence sur celle de Dewey sont désormais relativement bien connues, la plupart d’entre nous ont découvert lors de cette conférence les travaux de la philosophe et psychologue Mary Whiton Calkins, qui a travaillé avec James (présentation de Michella Bella), ou encore de la logicienne Christine Ladd-Franklin et de la philosophe du langage Lady Welby, qui ont travaillé et correspondu avec Peirce (présentations de Paloma Pérez-Ilzarbe et Zoe Hurley, respectivement).
La prochaine étape, outre la mise en place du réseau d’entraide des femmes pragmatistes, sera la quatrième Conférence Européenne du Pragmatisme à Londres en 2021, où se tiendra une nouvelle réunion informelle des participantes. Une deuxième Women in Pragmatism International Conference est déjà prévue à Naples pour octobre 2022.
La conférence a été organisée avec l’aide de la Faculté de Philosophie de l’Université de Barcelone et la contribution des associations Pragmata et Pragma aux bourses de voyage des intervenantes.
Céline Henne (University of Cambridge)